Le narrateur du récit principal de l’Anecdote du jour est accusé d’avoir « possédé une jolie femme, et d’avoir battu le mari » (p. 5-6). Il détaille les conditions de sa rencontre avec cette femme, se défend d’avoir eu autre chose que de l’amitié pour elle et se présente comme la victime de la jalousie injustifiée d’un mari violent. Il fait le récit d’un premier procès puis d’un second, en appel. Le petit volume qu’il tire de cette aventure garde une fonction judiciaire : à défaut d’échapper à sa peine (dix jours d’emprisonnement et cent livres d’amende), l’accusé gagne l’opinion à sa cause. Ce bénéfice symbolique s’ajoute au bénéfice financier qu’il espère tirer de la vente de sa brochure, si l’on en croit l’avertissement plaisant qui précède le récit. L’auteur prétend en effet avoir suivi les conseils suivants :
Quant à l’amende, il faut qu’elle soit payée par le public qui a assisté à ton jugement. Ton affaire est plaisante, singulière, elle porte un caractère d’originalité qui peut intéresser les deux sexes. Couche-la par écrit, mets-y un titre bien piquant, fais colporter la brochure au palais Égalité, dans tous les carrefours, places et rues de la capitale, que partout on entende des voix aigües et glapissantes crier à tue-tête : Voilà la petite Anecdote du jour, ou la grande Histoire de ma détention. On voudra savoir ce que c’est. Les curieux s’empresseront de l’acheter, bien des femmes y reconnaîtront une partie de leur histoire, beaucoup d’hommes y trouveront la leur toute entière, les jeunes gens y puiseront des leçons de sagesse, de retenue, de discrétion même ; et du produit de cette bizarre production tu payeras ton amende (p. 9-10).
La page de titre de L’Anecdote du jour ne comporte pas de nom d’auteur. Mais plusieurs éléments du récit permettent de reconnaître Joseph Rosny : le narrateur évoque à plusieurs reprises son épouse « Caroline », il utilise la forme « P… r » pour effacer partiellement le nom de famille de celle-ci. L’épouse de Joseph Rosny s’appelait effectivement Caroline Perrier et elle était évoquée de la même manière dans Joseph et Caroline. Le narrateur dit aussi qu’il a été employé dans les bureaux de l’ex-ministre de la police Cochon, dans le seul passage du récit explicitement politique et historique. Cette information est utilisée contre lui par son adversaire au moment du procès. Accusé de royalisme, l’ancien ministre est l’une des nombreuses personnalités politiques emprisonnées après le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797, un peu plus d’un an avant la publication de L’Anecdote). L’adversaire du narrateur remarque que celui-ci a perdu son poste à cette occasion, suggérant à ses juges qu’il était lui aussi coupable de sympathies royalistes : « J’ai appris depuis qu’il avait poussé la noirceur jusqu’à se transporter lui-même chez les juges, et qu’il m’avait peint à leurs yeux comme un royaliste et un chouan, ennemi du gouvernement et de la république » (p. 33). C’est à l’occasion de cette accusation, fondée sur un élément connu de la vie de Joseph Rosny, que celui-ci fait dire à son narrateur : « Je fus toujours l’ami de mon pays, le partisan du gouvernement républicain et l’adversaire déclaré des lâches émigrés. Tels sont et tels furent toujours mes principes » (Ibid.).
Le récit de sa mésaventure donne l’occasion à Rosny de faire une légère satire des institutions judiciaires et pénitentiaires. Le narrateur se donne le beau rôle et, à défaut de convaincre vraiment de son innocence, il met les rieurs de son côté. Rosny peut également séduire par les qualités d’observateur dont il fait une nouvelle fois la démonstration ici. Mais c’est surtout par sa structure que ce texte est remarquable : le récit principal est en effet redoublé par un récit secondaire, qui occupe une trentaine de pages, c’est-à-dire un peu moins d’un quart de l’ensemble. Au tribunal, le narrateur rencontre un « ancien camarade de collège », coupable d’assassinat, au sens que l’on donnait alors à ce terme : il a attaqué un rival au moyen d’une canne-épée et lui a blessé le bras. Le récit secondaire est une variante du récit principal : « Si vous fûtes victime de l’amitié, vous voyez en moi celle de l’amour ; c’est lui seul qui cause les larmes que vous me voyez répandre. Écoutez mon histoire, et pleurez avec moi » (p. 80). Dans les deux récits, un homme en attaque un autre, par jalousie. Mais alors que les passions sont absentes du récit principal, sinon peut-être la jalousie ridicule du mari qui se croit trompé, elles jouent le premier rôle dans le récit secondaire : le narrateur raconte son amour pour une belle veuve, d’abord heureux et passionné, puis sa jalousie terrible lorsque celle-ci le délaisse pour son meilleur ami, qu’il agresse. Tout est beaucoup plus romanesque dans ce deuxième récit, du nom de la femme aimée (« Sophie de Montclave ») jusqu’au ton employé et à la chute pathétique : malgré le pardon de l’ami qu’il a blessé et les soins du narrateur du récit principal, le héros malheureux meurt de chagrin dans sa prison. En dédoublant le récit principal par un récit au caractère fictionnel plus marqué, Rosny complique le cas judiciaire qu’il présente. Son double romanesque, plus coupable parce que plus passionné, suggère que les passions aussi sont dignes de l’intérêt et de la bienveillance du public. Touchés par sa sincérité et sa souffrance, ceux qui assistent au procès du second narrateur voudraient pouvoir le soustraire à la rigueur des lois. Peut-être Rosny avait-il plus qu’une « simple amitié » (p. 124) à se faire pardonner. Sans doute mettait-il en œuvre un dispositif littéraire particulièrement adapté aux questions politiques : pour revenir sur les passions de la Révolution et s’en défendre, il était préférable de passer par les détours multiples de la fiction.
Le Journal typographique annonce que L’Anecdote du jour est publiée par le libraire Pigoreau, éditeur de Firmin et de plusieurs autres ouvrages de Rosny. L’exemplaire numérisé porte simplement la mention « Chez les marchands de nouveautés » qui était utilisée lorsque le libraire voulait cacher son nom. Cet ouvrage est particulièrement rare aujourd’hui. La seule bibliothèque qui en possède un exemplaire en France est la bibliothèque municipale du Havre. C’est en travaillant à une édition critique du roman Firmin ou le Jouet de la fortune que nous avons découvert son existence. Nous avons souhaité lire ce texte, puis le faire connaître. Que les bibliothécaires du Havre, qui ont numérisé le texte pour nous et qui nous permettent de le mettre en ligne, reçoivent l’expression de notre reconnaissance.
(Notice rédigée par Olivier Ritz)
Le narrateur du récit principal de l’Anecdote du jour est accusé d’avoir « possédé une jolie femme, et d’avoir battu le mari » (p. 5-6). Il détaille les conditions de sa rencontre avec cette femme, se défend d’avoir eu autre chose que de l’amitié pour elle et se présente comme la victime de la jalousie injustifiée d’un mari violent. Il fait le récit d’un premier procès puis d’un second, en appel. Le petit volume qu’il tire de cette aventure garde une fonction judiciaire : à défaut d’échapper à sa peine (dix jours d’emprisonnement et cent livres d’amende), l’accusé gagne l’opinion à sa cause. Ce bénéfice symbolique s’ajoute au bénéfice financier qu’il espère tirer de la vente de sa brochure, si l’on en croit l’avertissement plaisant qui précède le récit. L’auteur prétend en effet avoir suivi les conseils suivants :
Quant à l’amende, il faut qu’elle soit payée par le public qui a assisté à ton jugement. Ton affaire est plaisante, singulière, elle porte un caractère d’originalité qui peut intéresser les deux sexes. Couche-la par écrit, mets-y un titre bien piquant, fais colporter la brochure au palais Égalité, dans tous les carrefours, places et rues de la capitale, que partout on entende des voix aigües et glapissantes crier à tue-tête : Voilà la petite Anecdote du jour, ou la grande Histoire de ma détention. On voudra savoir ce que c’est. Les curieux s’empresseront de l’acheter, bien des femmes y reconnaîtront une partie de leur histoire, beaucoup d’hommes y trouveront la leur toute entière, les jeunes gens y puiseront des leçons de sagesse, de retenue, de discrétion même ; et du produit de cette bizarre production tu payeras ton amende (p. 9-10).
La page de titre de L’Anecdote du jour ne comporte pas de nom d’auteur. Mais plusieurs éléments du récit permettent de reconnaître Joseph Rosny : le narrateur évoque à plusieurs reprises son épouse « Caroline », il utilise la forme « P… r » pour effacer partiellement le nom de famille de celle-ci. L’épouse de Joseph Rosny s’appelait effectivement Caroline Perrier et elle était évoquée de la même manière dans Joseph et Caroline. Le narrateur dit aussi qu’il a été employé dans les bureaux de l’ex-ministre de la police Cochon, dans le seul passage du récit explicitement politique et historique. Cette information est utilisée contre lui par son adversaire au moment du procès. Accusé de royalisme, l’ancien ministre est l’une des nombreuses personnalités politiques emprisonnées après le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797, un peu plus d’un an avant la publication de L’Anecdote). L’adversaire du narrateur remarque que celui-ci a perdu son poste à cette occasion, suggérant à ses juges qu’il était lui aussi coupable de sympathies royalistes : « J’ai appris depuis qu’il avait poussé la noirceur jusqu’à se transporter lui-même chez les juges, et qu’il m’avait peint à leurs yeux comme un royaliste et un chouan, ennemi du gouvernement et de la république » (p. 33). C’est à l’occasion de cette accusation, fondée sur un élément connu de la vie de Joseph Rosny, que celui-ci fait dire à son narrateur : « Je fus toujours l’ami de mon pays, le partisan du gouvernement républicain et l’adversaire déclaré des lâches émigrés. Tels sont et tels furent toujours mes principes » (Ibid.).
Le récit de sa mésaventure donne l’occasion à Rosny de faire une légère satire des institutions judiciaires et pénitentiaires. Le narrateur se donne le beau rôle et, à défaut de convaincre vraiment de son innocence, il met les rieurs de son côté. Rosny peut également séduire par les qualités d’observateur dont il fait une nouvelle fois la démonstration ici. Mais c’est surtout par sa structure que ce texte est remarquable : le récit principal est en effet redoublé par un récit secondaire, qui occupe une trentaine de pages, c’est-à-dire un peu moins d’un quart de l’ensemble. Au tribunal, le narrateur rencontre un « ancien camarade de collège », coupable d’assassinat, au sens que l’on donnait alors à ce terme : il a attaqué un rival au moyen d’une canne-épée et lui a blessé le bras. Le récit secondaire est une variante du récit principal : « Si vous fûtes victime de l’amitié, vous voyez en moi celle de l’amour ; c’est lui seul qui cause les larmes que vous me voyez répandre. Écoutez mon histoire, et pleurez avec moi » (p. 80). Dans les deux récits, un homme en attaque un autre, par jalousie. Mais alors que les passions sont absentes du récit principal, sinon peut-être la jalousie ridicule du mari qui se croit trompé, elles jouent le premier rôle dans le récit secondaire : le narrateur raconte son amour pour une belle veuve, d’abord heureux et passionné, puis sa jalousie terrible lorsque celle-ci le délaisse pour son meilleur ami, qu’il agresse. Tout est beaucoup plus romanesque dans ce deuxième récit, du nom de la femme aimée (« Sophie de Montclave ») jusqu’au ton employé et à la chute pathétique : malgré le pardon de l’ami qu’il a blessé et les soins du narrateur du récit principal, le héros malheureux meurt de chagrin dans sa prison. En dédoublant le récit principal par un récit au caractère fictionnel plus marqué, Rosny complique le cas judiciaire qu’il présente. Son double romanesque, plus coupable parce que plus passionné, suggère que les passions aussi sont dignes de l’intérêt et de la bienveillance du public. Touchés par sa sincérité et sa souffrance, ceux qui assistent au procès du second narrateur voudraient pouvoir le soustraire à la rigueur des lois. Peut-être Rosny avait-il plus qu’une « simple amitié » (p. 124) à se faire pardonner. Sans doute mettait-il en œuvre un dispositif littéraire particulièrement adapté aux questions politiques : pour revenir sur les passions de la Révolution et s’en défendre, il était préférable de passer par les détours multiples de la fiction.
Le Journal typographique annonce que L’Anecdote du jour est publiée par le libraire Pigoreau, éditeur de Firmin et de plusieurs autres ouvrages de Rosny. L’exemplaire numérisé porte simplement la mention « Chez les marchands de nouveautés » qui était utilisée lorsque le libraire voulait cacher son nom. Cet ouvrage est particulièrement rare aujourd’hui. La seule bibliothèque qui en possède un exemplaire en France est la bibliothèque municipale du Havre. C’est en travaillant à une édition critique du roman Firmin ou le Jouet de la fortune que nous avons découvert son existence. Nous avons souhaité lire ce texte, puis le faire connaître. Que les bibliothécaires du Havre, qui ont numérisé le texte pour nous et qui nous permettent de le mettre en ligne, reçoivent l’expression de notre reconnaissance.
(Notice rédigée par Olivier Ritz)